Un nouveau numéro sur le « péché originel »
Il est presque indécent aujourd’hui de parler de « péché originel ». Depuis que Paul Ricœur nous a expliqué que le mythe adamique n’était qu’une des figures que prenait dans la Bible l’interrogation sur le mal, depuis qu’on nous a enseigné que saint Augustin était le véritable auteur de ce « concept » plaqué indûment sur le récit de la Genèse, la cause est entendue. Pour beaucoup de catholiques, le péché originel fait partie des croyances qui n’ont plus cours aujourd’hui comme les limbes, la prédestination, la matérialité des flammes de l’enfer, la vertu dormitive de l’opium… Les partisans de cette religion libérée de la culpabilité du premier péché ne se trouvent pas seulement dans les rangs des « progressistes », ils se rencontrent maintenant chez des catholiques de tous bords et même chez nos frères orthodoxes.
Le numéro qu’on va lire ose affronter cette indécence, persuadé que l’enseignement de l’Église, qui sur ce point n’a pas varié (cf. le Catéchisme de l’Église catholique), garde une pertinence certaine et que la plupart des critiques qu’on a pu adresser au dogme du péché originel sont moins impressionnantes que l’on croit, si l’on prend le temps de les peser une à une. La principale qui tient à la discordance patente entre le récit de la foi et celui des sciences exactes n’est troublante que si on confond les plans et si on suppose que la foi obligerait de postuler à l’origine une humanité mythique, dotée de propriétés miraculeuses qui ne trouve évidemment pas sa place dans l’histoire naturelle et que la science de son côté aurait une vision alternative des origines humaines qui exclurait toute vocation spécifique de l’homme. Mais, si l’on s’en tient à l’essentiel, il nous suffit, comme point de contact entre les deux récits, de ceci : au seuil de l’aventure humaine s’est produit un événement, sans doute très limité, qui a fait que l’homme, tiré du monde animal mais promis à une destinée surnaturelle, s’est coupé de Dieu qui avait commencé à l’élever au-dessus de sa condition de départ. On peut alors comprendre que cet événement n’ait laissé aucune trace repérable dans le matériau sur lequel travaillent paléontologistes et généticiens. Ne remplaçons pas un concordisme par un autre.
Le péché originel est une donnée de la foi. C’est lui qui distingue la réflexion biblique des vieux mythes qui supposent toujours plus ou moins que le mal est déjà là dans le monde des dieux et qu’il passe ainsi insensiblement dans celui des hommes. Lui seul permet de penser une création bonne traversée par la défaillance d’un être doué de liberté, un mal qui n’est pas dans l’être (pas même sous la forme du « mal métaphysique » à la manière de Leibnitz), un mal qui est un accident. Et si cet accident dure ensuite et se répand de génération en génération, sans se confondre jamais avec la nature humaine, c’est parce qu’il s’insinue dans la solidarité que Dieu avait voulue entre toutes les créatures humaines, faisant de l’humanité un corps dont son Fils était destiné à être la tête.
Seule l’affirmation du péché des origines rend compréhensible la nécessité de la rédemption par le Christ. Si le mal était dans l’être (comme le croyaient les gnostiques), le Christ ne serait là que comme l’éveilleur qui nous invite à quitter notre demeure terrestre pour trouver ailleurs le repos. Si le mal n’était que dans la défaillance individuelle des sujets humains ou dans la contrainte sociale (comme le voulait Rousseau), il suffirait d’un guide ou d’un sage pour nous permettre de faire le bon choix et tant pis pour ceux qui refuserait de suivre la voie de la raison. C’est parce que nous sommes à la fois libres et héritiers d’une pesanteur qui nous empêche de répondre pleinement à notre vocation, qu’il a fallu un Sauveur pour dénouer le lien que l’Ennemi avait tissé entre notre faiblesse et le péché, nous faisant reproduire indéfiniment le même échec qui avait été celui d’Adam.
Mais cette affirmation de foi que notre époque a tant de mal à recevoir est aussi, paradoxalement, celle qui éclaire le plus notre présent. La figure du Mal qui hante de tous les côtés l’imaginaire de nos contemporains appelle à un approfondissement qui ne peut se satisfaire des explications trop simples qui méconnaissent le rôle de la blessure congénitale du cœur humain que l’Ennemi se plaît à entretenir. Il est frappant par ailleurs de voir que ceux qui ont voulu retirer toute culpabilité à l’homme pour tracer la voie d’une humanité future libérée et heureuse sont précisément ceux qui reproduisent le plus le schéma de la faute des origines : « vous serez comme des dieux » promettait le serpent à Ève, voilà qu’en croyant rendre inutile la foi au Dieu de la Bible, en maîtrisant la génération humaine, en transformant les conditions de la vie sur terre pour tendre au meilleur des mondes, ils arrivent à créer les conditions d’un véritable enfer.
Le présent numéro, qui est le deuxième sur ce sujet, voudrait appeler le débat que n’avait pu provoquer le premier. Celui-ci, paru en novembre 1987, examinait très sérieusement les sources bibliques, dialoguait avec la paléontologie, s’affrontait avec l’héritage du P. Teilhard de Chardin ; aucun des articles qui le composent n’a perdu de son actualité et nous en conseillons vivement la lecture à ceux qui voudraient aller plus loin sur le sujet. Mais on a vu dans les deux décennies suivantes se répandre encore plus largement une contestation radicale qui faisait siennes les conclusions de Paul Ricœur. Celui-ci se plaçait davantage sur le terrain de l’herméneutique des textes, ce qui lui permettait de prendre ses distances face aux énoncés de la tradition chrétienne, tout en honorant les sources d’une lecture qui prétendait en donner la visée profonde. Il pouvait ainsi isoler le chapitre 3 de la Genèse et le chapitre 5 de l’Epître aux Romains en déconstruisant pierre par pierre la doctrine qu’on avait pu en tirer. Il pouvait ainsi conclure d’un examen beaucoup trop sommaire des sources patristiques que saint Augustin serait « l’inventeur du péché originel ». L’ouvrage Le péché originel, foi chrétienne, mythe et métaphysique, signé du P. Jean-Michel Maldamé, paru en 2008, dans la prestigieuse collection Cogitatio fidei aux éditions du Cerf, marquait la reddition presque totale à la thèse ricœurienne et l’enterrement officiel du dogme déchu. Le brillant contre-feu que lui opposa le P. Philippe Vallin dans quatre numéros de la revue Képhas (32 à 35, datés de 2009 et 2010) avec pour titre « Le péché originel, ou le dogme réussi » resta confidentiel et n’eut pas, à ma connaissance, d’échos significatifs. C’est dommage, car il ne suffit pas d’affirmer chacun de son côté ses convictions, les questions posées sont trop graves pour qu’on se satisfasse d’évidences qui n’en sont pas. Le mépris et le scepticisme sont des démissions qui ne doivent pas avoir cours, quand il s’agit de notre foi en Jésus sauveur !
Nous avons voulu cette fois-ci prendre à bras le corps la critique ricœurienne. L’article du P. Gitton s’y emploie de façon générale, puis viennent des études plus particulières qui montrent 1) que l’Ancien Testament n’est pas aussi silencieux qu’on peut le dire sur le sujet (Thomas Belleil), 2) que les Pères de l’Église grecs et latins ont beaucoup parlé du péché des origines et dans des termes qui ne sont pas si éloignés qu’on le croit de saint Augustin (Valerry Wilson, Marie-Claude Le Fourn), 3) que les docteurs médiévaux ont fait avancer la réflexion et corrigé certaines thèses augustiniennes tout en restant fidèles à sa visée d’ensemble (Alexis Perot). Puis viennent des réflexions sur la « modernité du Péché originel », montrant en quoi il est en prise avec les questions les plus brûlantes de notre époque (Pierre-Henri Beugras, Roland Hureaux).
Espérons que les thèses avancées permettront une utile confrontation.